samedi 17 octobre 2015

Louis XIV, le tyran de l'Europe?

Durant toute sa vie, François-Paul de Lisola (1613-1674) mit sa plume de pamphlétaire et ses talents de diplomate au service des ennemis de Louis XIV. Ce Franc-comtois ne pardonnait pas l’invasion de son pays natal (1668 et 1673) par un souverain qu’il suspecta toute sa vie de prétendre à la monarchie universelle, terme commode pour dénoncer le projet hégémonique de la France en Europe.

 Son texte le plus fameux, Le Bouclier d’État et de justice (1667), fut largement diffusé et inspira d’innombrables textes critiques et injurieux à l’égard d’un roi qui confessait sans fard dans ses Mémoires, rechercher de grandes occasions de se « signaler ». De Londres à Madrid, en passant par La Haye, Lisola, agent officieux de l’Empereur Léopold Ier, fut l’âme de toutes les alliances anti-françaises, tâchant par tous les moyens de construire un cordon militaire et pamphlétaire autour de ce pays de vingt millions d’âmes qui menait en réalité la politique de sa puissance et voulait assurer la sécurité de ses frontières.

Des livres consacrés au Roi-Soleil à l’occasion du tricentenaire de sa mort, cet ouvrage est sans conteste le plus original. Il puise sa force dans des recherches inédites menées au sein d’une multitude de fonds d’archives européens, tout en étant porté par un auteur anglophone et néerlandophone, qui, au prisme de l’étranger, jette un regard vivifiant et original sur le Grand Siècle, depuis sa thèse : Vaincre Louis XIV. Angleterre-Hollande-France. Histoire d’une relation triangulaire, 1665-1688.

Références : Charles-Édouard Levillain, Le procès de Louis XIV. Une guerre psychologique, Paris, Tallandier, 2015.

dimanche 13 septembre 2015

Il était une fois La Mecque

Depuis la reconstruction de la Kaaba d’Abraham par le jeune Mahomet destiné à recevoir les visions fondatrices de l’Islam (610 ap. J-C.), La Mecque est l’un des centres religieux les plus importants du monde. Dans ce livre captivant, Ziauddin Sardar, partisan d’un Islam critique, nous raconte l’histoire mouvementée de cette ville, brisant ainsi la vision romantique d’une cité sainte au-dessus des contingences politiques. En réalité, La Mecque, petite ville située dans un désert inhospitalier, fut un enjeu de pouvoir incessant.
Emprunter avec l’auteur les ruelles étroites de ce carrefour commercial permet de saisir l’histoire riche et complexe d’un monde musulman dominé tour à tour par les Omeyyades (611-750), les Abbassides (750-1258), mais aussi les Ottomans. Au milieu du XVIIIe siècle, la prise en main de la ville par les Saoud permet à l’auteur de se livrer à une critique en règle du wahhabisme, courant littéraliste et particulièrement intolérant.

Aujourd’hui La Mecque, dont le patrimoine est menacé par des constructions toujours plus gigantesques, demeure un horizon pour les fidèles musulmans. On est d’ailleurs frappé par le ton libre et chargé d’émotion de l’auteur qui ouvre son ouvrage sur le récit de son propre pèlerinage. En cela, son beau livre est très complémentaire de celui de Sylvia Chiffoleau (Le voyage à La Mecque, Paris, Belin, 2015) qui s’intéresse moins à l’histoire politique de la ville qu’au pèlerinage en lui-même (le Hajj) qui attire toujours trois millions de personnes chaque année.

Référence : Ziauddin Sardar, Histoire de La Mecque. De la naissance d’Abraham au XXIe siècle, Paris, Payot, 2015.

samedi 5 septembre 2015

Les scrupules de la Conquête

C’est l’histoire d’une vision. La vision d’un enfant de douze ans, Diego de Ávila, arrivé en 1575 aux Philippines et novice de l’ordre des Augustins installé notamment sur l’île de Cebu. Convoqué à Manille en 1577, il déclara qu’après avoir été drogué par deux Indiennes, Inès et Beatriz, il eut des visions terrifiantes, peuplées de  flammes, de diables aux queues recouvertes de coquilles qui s’unissaient charnellement à des sorcières ; des démons lui demandèrent de renier le Christ en lui faisant miroiter un apprentissage du latin. Point d’orgue de la vision : au milieu de cette fournaise, une chaise préparée pour la venue prochaine du gouverneur des Philippines, Francisco de Sande, promis donc au châtiment. L’affaire aurait pu en rester là ! Mais elle apparut très vite comme un moyen de purger les tensions de cette toute jeune société coloniale composée de quelques milliers d’Espagnols vivant à la frontière d’un monde malsain de fièvres et de plantes vénéneuses dont les secrets étaient connus des seuls indigènes.

Francisco de Sande, fraîchement arrivé en 1575 dans cette colonie fondée dix ans plus tôt, pouvait certes se prévaloir de solides soutiens à Madrid, mais était contesté de toutes parts à cause de ses détournements et de son autoritarisme à l’égard des conquistadors. Ces derniers, à la tête de vastes domaines mis en valeur par les Indiens (les encomiendas), n'étaient pas prêts à abandonner leur pouvoir. De leur côté, les Augustins menaient ouvertement une charge contre le principe même de la Conquête et Sande tenait particulièrement rigueur au frère Gutiérez d’avoir consigné par écrit les visions de l’enfant permettant ainsi à la rumeur de sa damnation de circuler.  Dans ce combat qui s’engageait, sans doute espérait-il limiter l’influence des Frères et construire une Église séculière bien plus soumise au pouvoir. De leur côté, les deux Indiennes réactivaient chez les colons la peur à l’égard des populations autochtones, toujours soupçonnées de conspirer et de vouloir trahir par des moyens vils et maléfiques.

On comprend pourquoi cette affaire, trouvée dans les archives de Mexico, a tant intéressé un auteur, promoteur d’une histoire globale soucieuse d’étudier la rencontre des sociétés européennes et non-européennes en décentrant le regard, autant que faire se peut, du côté des indigènes (et lauréat en 2012 du prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois pour L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident publié au Seuil). Dans cette histoire, il érige les personnages en véritables prototypes de la société coloniale au point d’ailleurs d’intituler ses quatre chapitres : le rêve de l’Enfant, l’honneur du Gouverneur, la vérité des Frères et le silence des Sorcières.  La démonstration est particulièrement éclairante pour les deux Indiennes. Alors qu’Inès et Béatriz ne s’étaient adonnées qu’à la fabrication d’une pharmacopée traditionnelle destinée à guérir, elles devinrent sous la torture et les réponses suggérées, de parfaites sorcières en communication avec un démon très occidental dont elles ignoraient tout. L’archive devient alors caricaturale, aussi torturée que le corps de cette Béatriz dont on « […] attacha alors les bras et les pieds avec les cordes et leurs garrots et deux tours desdits cordes lui firent donnés […] et elle dit que c’était ladite Inès celle qui s’était unie à un diable […] ».

En définitive, cette histoire finit piteusement. Diego de Ávila, condamné aux galères, fut relâché par le tribunal du Saint-Office, les juges considérant qu’il était beaucoup trop jeune. Les prétendues sorcières s’évanouirent dans la nature et ne laissèrent plus de traces, tandis que Francisco de Sande put continuer sa prestigieuse carrière en Nouvelle-Espagne, son honneur lavé et toujours plein d’espérance pour son salut.

Dès l’introduction, l’auteur manifeste son refus d’être dupe des récits impérialistes qui présentent la Conquête comme un processus inéluctable et providentiel, « un fait de langage avant que d’être un fait d’armes ». À ce titre, il revendique une histoire brute, qui serait à la fois le récit des faits et en même temps une explicitation du travail de l’historien. Il relève ce défi en se livrant à une très intéressante lecture critique de ses sources, non seulement amplement citées mais aussi magistralement contextualisées grâce à une connaissance très fine de la conquête de l’Asie du Sud-Est, terrain de prédilection de ses recherches. On est plus dubitatif quant à la diffraction d’un récit qui repousse, par exemple, les éléments de biographie de Diego de Ávila au milieu d’un livre qui en devient quelque peu labyrinthique, à l’image sans doute de ce bout du monde dont ne subsiste que des archives insatisfaisantes. Par ailleurs, pour écrire cette histoire, Romain Bertrand use d’une langue parfois très métaphorique comme s’il doutait de la capacité de l’histoire à saisir le réel.

Des délires de Diego de Ávila, de l’ascétisme doloriste des Augustins, des craintes du gouverneur, des suspicions des encomenderos et de l’accablement de jeunes femmes travesties en sorcières surgissent le trouble d’une société espagnole mal à l’aise avec la conquête et le sort réservé à des Indiens qui, aux Philippines comme dans les Amériques, subirent un choc épidémiologique particulièrement mortel. En même temps, parler de remords, n’est-ce pas plaquer un peu facilement notre mauvaise conscience ?  Ne vaut-il pas mieux parler de scrupules ? Quoi qu’il en soit, l’utilisation de la première personne du pluriel dans la seconde phrase de l’avant-propos n’est pas sans déconcerter : « La Conquête fut d’emblée sa propre critique. Pour cela, elle est toujours notre remords. » De qui est-il question ? De l’auteur ou de l’homme occidental qui au nom de sa civilisation devrait se sentir coupable d’un fait vieux de quatre siècles commis par d’autres Occidentaux ?
Comme toujours, il revient aux bons livres de susciter des interrogations et de fragiliser des certitudes qui sont toujours desséchantes.

Référence : Romain Bertrand, Le long remords de la conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Ávila (1577-1580), Paris, Seuil, 2015.





dimanche 26 juillet 2015

La mort de Louis XIV




À l’occasion du tricentenaire de la mort de Louis XIV, Joël Cornette signe, dans la prestigieuse collection Les journées qui ont fait la France, un livre consacré au 1er septembre 1715. À l’aide d’une érudition tirée de recherches et de lectures innombrables depuis plus de trente-cinq ans, d’un style élégant et percutant, il réussit à rendre toute sa profondeur à cette mort théâtralisée. Plus qu’un homme, plus qu’un roi, c’est tout un système qui est interrogé à cette occasion. Un peu à la manière d’Orson Wells dans Citizen Kane, Joël Cornette considère les dernières paroles du souverain comme une ultime tentative pour donner un sens  à ce règne interminable (soixante-douze ans) : la grandeur de l’État. L’historien n’est pas dupe. En mobilisant des sources en tout genre, il dresse un bilan sans concession de son action, de la Fronde à la bérézina financière de la fin du règne, afin de mieux saisir ce moment qui fut  vécu comme la fin d’une époque. Mais était-ce pour autant une rupture ? Rien n’est moins sûr.

Référence : Joël Cornette, La mort de Louis XIV. Apogée et crépuscule de la royauté. 1er septembre 1715, Paris, Gallimard, 2015.

jeudi 30 avril 2015

L’histoire à parts égales


À l’heure où l’Europe s’interroge sur ses relations avec l’Asie du Sud et du Sud-Est, appelée à l’époque les Indes, cet ouvrage nous offre non seulement un détour salutaire sur l’histoire des échanges entre ces deux continents commencés au tout début du XVIe siècle, mais permet surtout de nous détacher d’idées convenues.
Jusqu’au XIXe siècle et la prise de possession britannique du sous-continent indien, la présence européenne se résumait à quelques enclaves peuplées de quelques dizaines d’Européens, la plupart du temps en voie de métissage. Pour expliquer cette première globalisation, les auteurs ne croient pas à la supériorité technique de l’Europe. Ils font ainsi judicieusement remarquer que ce fut la concurrence des « indiennes », les tissus imprimés en Inde, qui poussa les Anglais à poser les bases de la Révolution industrielle en mécanisant la production textile.
D’une manière générale, jusqu’au XIXe siècle, les Asiatiques ne portèrent qu’un intérêt réduit à ces Blancs venus de loin. En même temps, les auteurs soulignent qu’ils furent à l’origine du développement d’une classe commerçante autochtone battant en brèche l’opposition systématique entre les colonisés et les colonisateurs.
Refermant le livre, on est bien obligé de s'interroger sur l'intensité et l'équilibre des échanges. Si les épices et les tissus inondèrent l’Europe, les Indes engrangèrent des profits commerciaux et développèrent une culture de la souveraineté qui fut la base de leur émancipation après la Seconde Guerre mondiale.

Référence : Jean-Louis Margolin et Claude Markovits, Les Indes et l’Europe. Histoires connectées XVe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2015.


lundi 30 mars 2015

La première guerre mondiale



Le 28 mai 1754, dans la haute vallée de l’Ohio, le capitaine français Jumonville, venu s’opposer à l’avancée des Anglais, fut assassiné par leurs alliés indiens. Ce n’est pas par goût de la mise en scène que l’auteur commence sur ces « objets aussi chétifs » qui marquèrent le début de la guerre, mais pour rappeler qu’elle résultait du choc des impérialismes franco-anglais en Amérique du Nord. L’occasion aussi de rappeler que la France ne perdit pas ses colonies faute d’avoir voulu les défendre.
Peu de guerres impliquèrent autant de belligérants : les principales puissances européennes, une douzaine de tribus indiennes, nombre de principautés allemandes, dont le Hanovre, possession de Georges II roi d’Angleterre, sans oublier l’Inde… Peu de guerres présentèrent une dimension si composite à la fois coloniale, maritime et européenne, comme Jonathan R. Dull l’avait déjà souligné.
Mais l’auteur, grâce à des sources très diverses, met quant à lui l’accent sur les enjeux idéologiques du conflit. Il montre par exemple le rôle décisif des opinions publiques. William Pitt, partisan d’une guerre maritime à outrance, ne fut pas porté au pouvoir par Georges II, qui le détestait, mais par les notables qui refusaient de sacrifier les intérêts coloniaux à la défense du Hanovre. Le gouvernement de Louis XV, qui retourna ses alliances en se rapprochant de l’Autriche, était très soucieux de construire un consensus autour de sa politique. Bref, les peuples prirent la parole et étaient bien décidés à la garder.

Cette synthèse remarquable, qui complète le livre de Jonathan R. Dull, fera à coup sûr référence.

Référence : Edmond Dziembowski, La guerre de Sept Ans. 1756-1763, Paris, Perrin, 2015.

L’automutilation d’une assemblée


Quatre-vingts six représentants du peuple perdirent la vie pour des raisons politiques entre 1793 et 1795. Comment peut-on arrêter, mettre en accusation et juger un représentant de la nation, constitutionnellement inviolable ? Telle est la question que se pose Michel Biard en préambule de ce livre qui nous plonge dans la violence politique d’une révolution où les alliés d’hier s’éliminèrent sans scrupule.

En effet, ce fut bien l’affrontement entre les Girondins et les Montagnards, noué à cause de la modération des premiers au procès de Louis XVI, qui explique les arrestations, les exécutions, les suicides voire les assassinats en pleine rue. Sans se détourner des figures les moins connues, les dossiers les plus célèbres sont ouverts à nouveau, de la fuite un peu minable de Brissot à l’improbable suicide de Robespierre.  Les rapports d’autopsie, les minutes judiciaires fournissent une vision accablante d’un pouvoir d’exception qui avait du mal à accepter la contradiction démocratique.
À lire ce livre, on mesure combien la Révolution, après avoir déployé une énergie réformatrice salutaire, retourna toutes ses contradictions contre elle au point de nier les plus essentiels de ses principes : la souveraineté populaire et l’État de droit. La guerre européenne, souvent invoquée pour expliquer cette radicalisation, parait, en ces pages, éclipsée par l’intolérance des hommes. On suit avec plaisir cette réflexion même si le style descriptif brouille parfois un peu le propos.

Référence : Michel Biard, La liberté ou la mort. Mourir en député. 1792-1795, Paris, Tallandier, 2015

jeudi 26 mars 2015

La conquête de l’Ouest

La formidable expansion de l’Islam au VIIe siècle en direction de l’Asie centrale et de l’ouest chrétien transforma très vite la Méditerranée, la mer des Romains pour les géographes musulmans, en frontière. Elle se stabilisa au sud des Pyrénées au VIIIe siècle, au large de la Sicile au XIe siècle et en Anatolie.

Au fil de l’histoire tumultueuse de l’empire musulman, la Méditerranée devint tour à tour marge ou espace de la guerre sainte, le jihad. Quand les Abbassides déplacèrent la capitale califale à Bagdad au VIIIe siècle, l’océan indien parut plus propice à la conquête musulmane. Mais quand des califats concurrents s’installèrent en Égypte et à Cordoue au Xe siècle, cette mer fut considérée comme le centre d’un empire qu’il s’agissait de réunifier afin d’organiser la conquête de l’Europe.
C’est à cette histoire que Christophe Picard nous convie. Contrairement à ses prédécesseurs, qui avaient fait de la Méditerranée un espace avant tout latin et byzantin, l’auteur tient à écrire une histoire à trois voix en ne résumant pas la civilisation islamique à quelques bandes de pirates pratiquants des razzias. Pour ce faire, il s’est détourné des sources occidentales rassemblant une documentation très pointue de géographes, de voyageurs et de commerçants musulmans.

Ce décentrage du regard, appuyé sur une érudition exigeante, offre la vision rafraîchissante d’une Méditerranée, berceau de notre civilisation, moins cloisonnée qu’ouverte aux circulations et où la prospérité côtoyait sans cesse les malheurs de la violence et de la destruction.

Référence : Christophe Picard, La Mer des califes. Une histoire de la Méditerranée musulmane, VIIe-XIIe siècle, Paris, Seuil, 2015. 

L’empire Louvois


Depuis le livre d’André Corvisier consacré à Louvois, paru il y a plus de trente ans, notre connaissance de l’histoire militaire a été considérablement renouvelée. On en sait davantage sur l’organisation, mais aussi sur l’approvisionnement, le commandement et le financement de la plus grande armée européenne de cette époque. C’est à l’aune de ces recherches récentes que Jean-Philippe Cénat jette un regard neuf sur l’administrateur hors pair que fut François Michel Le Tellier, marquis de Louvois.
L’auteur nous dresse un tableau quasi exhaustif de cette personnalité aussi enflammée que grossière, cavalier avec les femmes, ne doutant de rien, de ce stratège toujours partisan de la manière forte, mais aussi de l’homme de réseaux qui mit sur pieds un gigantesque complexe militaro-industriel au profit de l’armée et de sa fortune personnelle.
Après la mort de Colbert, en 1683, il devint incontournable, érigeant l’art de la guerre en véritable science administrative. Pourtant huit ans plus tard, quand Louvois fut foudroyé par une apoplexie, son étoile avait pâli. Le roi lui reprochait cet air d’autorité qui froissait sa susceptibilité souveraine et ses manières brutales qui avaient précipité la France dans une nouvelle guerre contre l’Europe coalisée : la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697).

C’est avec un vrai plaisir que l’on suit dans ce livre cette vie de travail et de lutte pour le pouvoir. À n’en pas douter, l’ouvrage va demeurer longtemps la biographie de référence du plus talentueux secrétaire d’État de la guerre de Louis XIV.

Référence : Jean-Philippe Cénat, Louvois. Le double de Louis XIV, Paris, Tallandier, 2015.

mercredi 25 mars 2015

La Journée des mots

Comme à son habitude, dans son dernier livre consacré à la journée des Dupes (10-11 novembre 1630), Christian Jouhaud refuse d’être joué par les sources historiques ; il critique non seulement la tentation d’écrire l’histoire comme un « récit vrai », mais aussi l’engouement des historiens pour l’événement pensé comme une unité de temps, de lieu et d’action. S’il croit en sa pertinence à la différence de Braudel, il attire cependant notre attention sur sa fabrication par les textes.
Se contenter de compiler ces derniers fait courir au mieux le risque de la répétition, au pire d’une histoire asservie par la vision des vainqueurs. Écrire n’est pas un acte banal nous dit Jouhaud. Écrire, c’est prendre possession de l’événement, le déformer d’une manière suffisamment intelligente pour préserver son caractère objectif. C’est donc avec ce sentiment de la perte irrémédiable de la vérité historique, que l’auteur reprend le volumineux dossier de sources autour de cette journée qui fit la France et surtout qui installa Richelieu au cœur de la faveur royale en marginalisant les partisans d’une alliance avec l’Espagne, Marie de Médicis la première.
À l’aide d’un contextualisation très fine, on comprend que chaque texte porte une pensée, mais aussi des arrière-pensées, tournées vers une action contemporaine à leur écriture. Richelieu mit ainsi en place une véritable stratégie de persuasion pour subvertir la légitimité de ses ennemis. Ces postures d’énonciation, jamais loin de l’imposture, dilatent ainsi l’événement  sur plusieurs semaines à mesure que les pamphlets, les livres, les mémoires sont diffusés dans l’espace public. Le Mercure français, l’un des premiers périodiques, derrière un récit apparemment objectif des faits,  incorpore un schéma d’interprétation de l’histoire qui est, dès lors, présentée comme fatidique.
Véritable plongée dans le travail de l’historien, ce livre rompt avec la linéarité du récit, préférant donner à l’histoire un caractère certes plus cubiste mais qui sait se déjouer des pratiques d’intoxication venues du centre du pouvoir. Au final, dans les sources, Richelieu l’emporte par l’évidence de l’utilité de son service comme s’il n’avait pas entrepris  une lutte à mort pour s’imposer auprès du roi et auprès de nous, quatre siècles plus tard.

Cet essai, parfois complexe, mérite une lecture attentive car il donne le meilleur de ce que le GRIHL (Groupe interdisciplinaire sur l’histoire du littéraire) a pu nous apprendre sur notre nécessaire distance avec les textes. 

Références : Christian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la journée des Dupes, Paris, Gallimard, 2015