lundi 30 mars 2015

La première guerre mondiale



Le 28 mai 1754, dans la haute vallée de l’Ohio, le capitaine français Jumonville, venu s’opposer à l’avancée des Anglais, fut assassiné par leurs alliés indiens. Ce n’est pas par goût de la mise en scène que l’auteur commence sur ces « objets aussi chétifs » qui marquèrent le début de la guerre, mais pour rappeler qu’elle résultait du choc des impérialismes franco-anglais en Amérique du Nord. L’occasion aussi de rappeler que la France ne perdit pas ses colonies faute d’avoir voulu les défendre.
Peu de guerres impliquèrent autant de belligérants : les principales puissances européennes, une douzaine de tribus indiennes, nombre de principautés allemandes, dont le Hanovre, possession de Georges II roi d’Angleterre, sans oublier l’Inde… Peu de guerres présentèrent une dimension si composite à la fois coloniale, maritime et européenne, comme Jonathan R. Dull l’avait déjà souligné.
Mais l’auteur, grâce à des sources très diverses, met quant à lui l’accent sur les enjeux idéologiques du conflit. Il montre par exemple le rôle décisif des opinions publiques. William Pitt, partisan d’une guerre maritime à outrance, ne fut pas porté au pouvoir par Georges II, qui le détestait, mais par les notables qui refusaient de sacrifier les intérêts coloniaux à la défense du Hanovre. Le gouvernement de Louis XV, qui retourna ses alliances en se rapprochant de l’Autriche, était très soucieux de construire un consensus autour de sa politique. Bref, les peuples prirent la parole et étaient bien décidés à la garder.

Cette synthèse remarquable, qui complète le livre de Jonathan R. Dull, fera à coup sûr référence.

Référence : Edmond Dziembowski, La guerre de Sept Ans. 1756-1763, Paris, Perrin, 2015.

L’automutilation d’une assemblée


Quatre-vingts six représentants du peuple perdirent la vie pour des raisons politiques entre 1793 et 1795. Comment peut-on arrêter, mettre en accusation et juger un représentant de la nation, constitutionnellement inviolable ? Telle est la question que se pose Michel Biard en préambule de ce livre qui nous plonge dans la violence politique d’une révolution où les alliés d’hier s’éliminèrent sans scrupule.

En effet, ce fut bien l’affrontement entre les Girondins et les Montagnards, noué à cause de la modération des premiers au procès de Louis XVI, qui explique les arrestations, les exécutions, les suicides voire les assassinats en pleine rue. Sans se détourner des figures les moins connues, les dossiers les plus célèbres sont ouverts à nouveau, de la fuite un peu minable de Brissot à l’improbable suicide de Robespierre.  Les rapports d’autopsie, les minutes judiciaires fournissent une vision accablante d’un pouvoir d’exception qui avait du mal à accepter la contradiction démocratique.
À lire ce livre, on mesure combien la Révolution, après avoir déployé une énergie réformatrice salutaire, retourna toutes ses contradictions contre elle au point de nier les plus essentiels de ses principes : la souveraineté populaire et l’État de droit. La guerre européenne, souvent invoquée pour expliquer cette radicalisation, parait, en ces pages, éclipsée par l’intolérance des hommes. On suit avec plaisir cette réflexion même si le style descriptif brouille parfois un peu le propos.

Référence : Michel Biard, La liberté ou la mort. Mourir en député. 1792-1795, Paris, Tallandier, 2015

jeudi 26 mars 2015

La conquête de l’Ouest

La formidable expansion de l’Islam au VIIe siècle en direction de l’Asie centrale et de l’ouest chrétien transforma très vite la Méditerranée, la mer des Romains pour les géographes musulmans, en frontière. Elle se stabilisa au sud des Pyrénées au VIIIe siècle, au large de la Sicile au XIe siècle et en Anatolie.

Au fil de l’histoire tumultueuse de l’empire musulman, la Méditerranée devint tour à tour marge ou espace de la guerre sainte, le jihad. Quand les Abbassides déplacèrent la capitale califale à Bagdad au VIIIe siècle, l’océan indien parut plus propice à la conquête musulmane. Mais quand des califats concurrents s’installèrent en Égypte et à Cordoue au Xe siècle, cette mer fut considérée comme le centre d’un empire qu’il s’agissait de réunifier afin d’organiser la conquête de l’Europe.
C’est à cette histoire que Christophe Picard nous convie. Contrairement à ses prédécesseurs, qui avaient fait de la Méditerranée un espace avant tout latin et byzantin, l’auteur tient à écrire une histoire à trois voix en ne résumant pas la civilisation islamique à quelques bandes de pirates pratiquants des razzias. Pour ce faire, il s’est détourné des sources occidentales rassemblant une documentation très pointue de géographes, de voyageurs et de commerçants musulmans.

Ce décentrage du regard, appuyé sur une érudition exigeante, offre la vision rafraîchissante d’une Méditerranée, berceau de notre civilisation, moins cloisonnée qu’ouverte aux circulations et où la prospérité côtoyait sans cesse les malheurs de la violence et de la destruction.

Référence : Christophe Picard, La Mer des califes. Une histoire de la Méditerranée musulmane, VIIe-XIIe siècle, Paris, Seuil, 2015. 

L’empire Louvois


Depuis le livre d’André Corvisier consacré à Louvois, paru il y a plus de trente ans, notre connaissance de l’histoire militaire a été considérablement renouvelée. On en sait davantage sur l’organisation, mais aussi sur l’approvisionnement, le commandement et le financement de la plus grande armée européenne de cette époque. C’est à l’aune de ces recherches récentes que Jean-Philippe Cénat jette un regard neuf sur l’administrateur hors pair que fut François Michel Le Tellier, marquis de Louvois.
L’auteur nous dresse un tableau quasi exhaustif de cette personnalité aussi enflammée que grossière, cavalier avec les femmes, ne doutant de rien, de ce stratège toujours partisan de la manière forte, mais aussi de l’homme de réseaux qui mit sur pieds un gigantesque complexe militaro-industriel au profit de l’armée et de sa fortune personnelle.
Après la mort de Colbert, en 1683, il devint incontournable, érigeant l’art de la guerre en véritable science administrative. Pourtant huit ans plus tard, quand Louvois fut foudroyé par une apoplexie, son étoile avait pâli. Le roi lui reprochait cet air d’autorité qui froissait sa susceptibilité souveraine et ses manières brutales qui avaient précipité la France dans une nouvelle guerre contre l’Europe coalisée : la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697).

C’est avec un vrai plaisir que l’on suit dans ce livre cette vie de travail et de lutte pour le pouvoir. À n’en pas douter, l’ouvrage va demeurer longtemps la biographie de référence du plus talentueux secrétaire d’État de la guerre de Louis XIV.

Référence : Jean-Philippe Cénat, Louvois. Le double de Louis XIV, Paris, Tallandier, 2015.

mercredi 25 mars 2015

La Journée des mots

Comme à son habitude, dans son dernier livre consacré à la journée des Dupes (10-11 novembre 1630), Christian Jouhaud refuse d’être joué par les sources historiques ; il critique non seulement la tentation d’écrire l’histoire comme un « récit vrai », mais aussi l’engouement des historiens pour l’événement pensé comme une unité de temps, de lieu et d’action. S’il croit en sa pertinence à la différence de Braudel, il attire cependant notre attention sur sa fabrication par les textes.
Se contenter de compiler ces derniers fait courir au mieux le risque de la répétition, au pire d’une histoire asservie par la vision des vainqueurs. Écrire n’est pas un acte banal nous dit Jouhaud. Écrire, c’est prendre possession de l’événement, le déformer d’une manière suffisamment intelligente pour préserver son caractère objectif. C’est donc avec ce sentiment de la perte irrémédiable de la vérité historique, que l’auteur reprend le volumineux dossier de sources autour de cette journée qui fit la France et surtout qui installa Richelieu au cœur de la faveur royale en marginalisant les partisans d’une alliance avec l’Espagne, Marie de Médicis la première.
À l’aide d’un contextualisation très fine, on comprend que chaque texte porte une pensée, mais aussi des arrière-pensées, tournées vers une action contemporaine à leur écriture. Richelieu mit ainsi en place une véritable stratégie de persuasion pour subvertir la légitimité de ses ennemis. Ces postures d’énonciation, jamais loin de l’imposture, dilatent ainsi l’événement  sur plusieurs semaines à mesure que les pamphlets, les livres, les mémoires sont diffusés dans l’espace public. Le Mercure français, l’un des premiers périodiques, derrière un récit apparemment objectif des faits,  incorpore un schéma d’interprétation de l’histoire qui est, dès lors, présentée comme fatidique.
Véritable plongée dans le travail de l’historien, ce livre rompt avec la linéarité du récit, préférant donner à l’histoire un caractère certes plus cubiste mais qui sait se déjouer des pratiques d’intoxication venues du centre du pouvoir. Au final, dans les sources, Richelieu l’emporte par l’évidence de l’utilité de son service comme s’il n’avait pas entrepris  une lutte à mort pour s’imposer auprès du roi et auprès de nous, quatre siècles plus tard.

Cet essai, parfois complexe, mérite une lecture attentive car il donne le meilleur de ce que le GRIHL (Groupe interdisciplinaire sur l’histoire du littéraire) a pu nous apprendre sur notre nécessaire distance avec les textes. 

Références : Christian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la journée des Dupes, Paris, Gallimard, 2015