dimanche 13 septembre 2015

Il était une fois La Mecque

Depuis la reconstruction de la Kaaba d’Abraham par le jeune Mahomet destiné à recevoir les visions fondatrices de l’Islam (610 ap. J-C.), La Mecque est l’un des centres religieux les plus importants du monde. Dans ce livre captivant, Ziauddin Sardar, partisan d’un Islam critique, nous raconte l’histoire mouvementée de cette ville, brisant ainsi la vision romantique d’une cité sainte au-dessus des contingences politiques. En réalité, La Mecque, petite ville située dans un désert inhospitalier, fut un enjeu de pouvoir incessant.
Emprunter avec l’auteur les ruelles étroites de ce carrefour commercial permet de saisir l’histoire riche et complexe d’un monde musulman dominé tour à tour par les Omeyyades (611-750), les Abbassides (750-1258), mais aussi les Ottomans. Au milieu du XVIIIe siècle, la prise en main de la ville par les Saoud permet à l’auteur de se livrer à une critique en règle du wahhabisme, courant littéraliste et particulièrement intolérant.

Aujourd’hui La Mecque, dont le patrimoine est menacé par des constructions toujours plus gigantesques, demeure un horizon pour les fidèles musulmans. On est d’ailleurs frappé par le ton libre et chargé d’émotion de l’auteur qui ouvre son ouvrage sur le récit de son propre pèlerinage. En cela, son beau livre est très complémentaire de celui de Sylvia Chiffoleau (Le voyage à La Mecque, Paris, Belin, 2015) qui s’intéresse moins à l’histoire politique de la ville qu’au pèlerinage en lui-même (le Hajj) qui attire toujours trois millions de personnes chaque année.

Référence : Ziauddin Sardar, Histoire de La Mecque. De la naissance d’Abraham au XXIe siècle, Paris, Payot, 2015.

samedi 5 septembre 2015

Les scrupules de la Conquête

C’est l’histoire d’une vision. La vision d’un enfant de douze ans, Diego de Ávila, arrivé en 1575 aux Philippines et novice de l’ordre des Augustins installé notamment sur l’île de Cebu. Convoqué à Manille en 1577, il déclara qu’après avoir été drogué par deux Indiennes, Inès et Beatriz, il eut des visions terrifiantes, peuplées de  flammes, de diables aux queues recouvertes de coquilles qui s’unissaient charnellement à des sorcières ; des démons lui demandèrent de renier le Christ en lui faisant miroiter un apprentissage du latin. Point d’orgue de la vision : au milieu de cette fournaise, une chaise préparée pour la venue prochaine du gouverneur des Philippines, Francisco de Sande, promis donc au châtiment. L’affaire aurait pu en rester là ! Mais elle apparut très vite comme un moyen de purger les tensions de cette toute jeune société coloniale composée de quelques milliers d’Espagnols vivant à la frontière d’un monde malsain de fièvres et de plantes vénéneuses dont les secrets étaient connus des seuls indigènes.

Francisco de Sande, fraîchement arrivé en 1575 dans cette colonie fondée dix ans plus tôt, pouvait certes se prévaloir de solides soutiens à Madrid, mais était contesté de toutes parts à cause de ses détournements et de son autoritarisme à l’égard des conquistadors. Ces derniers, à la tête de vastes domaines mis en valeur par les Indiens (les encomiendas), n'étaient pas prêts à abandonner leur pouvoir. De leur côté, les Augustins menaient ouvertement une charge contre le principe même de la Conquête et Sande tenait particulièrement rigueur au frère Gutiérez d’avoir consigné par écrit les visions de l’enfant permettant ainsi à la rumeur de sa damnation de circuler.  Dans ce combat qui s’engageait, sans doute espérait-il limiter l’influence des Frères et construire une Église séculière bien plus soumise au pouvoir. De leur côté, les deux Indiennes réactivaient chez les colons la peur à l’égard des populations autochtones, toujours soupçonnées de conspirer et de vouloir trahir par des moyens vils et maléfiques.

On comprend pourquoi cette affaire, trouvée dans les archives de Mexico, a tant intéressé un auteur, promoteur d’une histoire globale soucieuse d’étudier la rencontre des sociétés européennes et non-européennes en décentrant le regard, autant que faire se peut, du côté des indigènes (et lauréat en 2012 du prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois pour L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident publié au Seuil). Dans cette histoire, il érige les personnages en véritables prototypes de la société coloniale au point d’ailleurs d’intituler ses quatre chapitres : le rêve de l’Enfant, l’honneur du Gouverneur, la vérité des Frères et le silence des Sorcières.  La démonstration est particulièrement éclairante pour les deux Indiennes. Alors qu’Inès et Béatriz ne s’étaient adonnées qu’à la fabrication d’une pharmacopée traditionnelle destinée à guérir, elles devinrent sous la torture et les réponses suggérées, de parfaites sorcières en communication avec un démon très occidental dont elles ignoraient tout. L’archive devient alors caricaturale, aussi torturée que le corps de cette Béatriz dont on « […] attacha alors les bras et les pieds avec les cordes et leurs garrots et deux tours desdits cordes lui firent donnés […] et elle dit que c’était ladite Inès celle qui s’était unie à un diable […] ».

En définitive, cette histoire finit piteusement. Diego de Ávila, condamné aux galères, fut relâché par le tribunal du Saint-Office, les juges considérant qu’il était beaucoup trop jeune. Les prétendues sorcières s’évanouirent dans la nature et ne laissèrent plus de traces, tandis que Francisco de Sande put continuer sa prestigieuse carrière en Nouvelle-Espagne, son honneur lavé et toujours plein d’espérance pour son salut.

Dès l’introduction, l’auteur manifeste son refus d’être dupe des récits impérialistes qui présentent la Conquête comme un processus inéluctable et providentiel, « un fait de langage avant que d’être un fait d’armes ». À ce titre, il revendique une histoire brute, qui serait à la fois le récit des faits et en même temps une explicitation du travail de l’historien. Il relève ce défi en se livrant à une très intéressante lecture critique de ses sources, non seulement amplement citées mais aussi magistralement contextualisées grâce à une connaissance très fine de la conquête de l’Asie du Sud-Est, terrain de prédilection de ses recherches. On est plus dubitatif quant à la diffraction d’un récit qui repousse, par exemple, les éléments de biographie de Diego de Ávila au milieu d’un livre qui en devient quelque peu labyrinthique, à l’image sans doute de ce bout du monde dont ne subsiste que des archives insatisfaisantes. Par ailleurs, pour écrire cette histoire, Romain Bertrand use d’une langue parfois très métaphorique comme s’il doutait de la capacité de l’histoire à saisir le réel.

Des délires de Diego de Ávila, de l’ascétisme doloriste des Augustins, des craintes du gouverneur, des suspicions des encomenderos et de l’accablement de jeunes femmes travesties en sorcières surgissent le trouble d’une société espagnole mal à l’aise avec la conquête et le sort réservé à des Indiens qui, aux Philippines comme dans les Amériques, subirent un choc épidémiologique particulièrement mortel. En même temps, parler de remords, n’est-ce pas plaquer un peu facilement notre mauvaise conscience ?  Ne vaut-il pas mieux parler de scrupules ? Quoi qu’il en soit, l’utilisation de la première personne du pluriel dans la seconde phrase de l’avant-propos n’est pas sans déconcerter : « La Conquête fut d’emblée sa propre critique. Pour cela, elle est toujours notre remords. » De qui est-il question ? De l’auteur ou de l’homme occidental qui au nom de sa civilisation devrait se sentir coupable d’un fait vieux de quatre siècles commis par d’autres Occidentaux ?
Comme toujours, il revient aux bons livres de susciter des interrogations et de fragiliser des certitudes qui sont toujours desséchantes.

Référence : Romain Bertrand, Le long remords de la conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Ávila (1577-1580), Paris, Seuil, 2015.