samedi 6 mai 2017

Ambition et pragmatisme

Comment la critique ancienne mais individuelle de l’esclavage a-t-elle pu se transformer, au début du XIXe siècle, en un vaste mouvement international organisé? Telle est la question que se pose Olivier Grenouilleau, professeur à Sciences-Po et Inspecteur général, qui achève, par ce livre, sa réflexion commencée en 2004 avec Les traites négrières et poursuivie en 2014 avec son ouvrage intitulé Qu’est-ce que l’esclavage ?

Si la Grande-Bretagne a été le fer de lance de ce mouvement, ce n’est pas à cause de son développement industriel précoce qui appelait un monde ouvert et fondé sur le salariat jugé plus productif. Ce combat fut mené au nom d’une véritable révolution morale susceptible d’affirmer durablement à l’échelle du monde des valeurs positives permettant de réaliser l’idéal de l’homme démocratique.

La méthode abolitionniste fut marquée à la fois par la radicalité de sa revendication en même temps que par un grand pragmatisme dans son exécution. Son succès fut immense. En moins d’un siècle, la plupart des esclaves des mondes atlantiques furent affranchis. Comme tous les grands livres d’histoire, cet ouvrage dépasse son sujet et nous aide à mieux comprendre la fabrication des mouvements d’opinion.

Référence : Olivier Grenouilleau, La révolution abolitionniste, Paris, Gallimard, 2017.

vendredi 14 avril 2017

Le journal de la soeur de Marie-Antoinette

L’édition de sources est devenue aujourd’hui suffisamment rare pour saluer l’édition exemplaire du journal de Marie-Caroline de Habsbourg (1752-1814), reine de Sicile, par Mélanie Traversier, maître de conférences à l’université Lille III. Au cours de ses recherches sur l’Opéra, cette spécialiste de l’Italie des Lumières découvrit ce document inédit mutilé par l’histoire. La partie consacrée aux années 1786-1811 brûla dans un bombardement en 1943 ; celle des années 1781-1785, conservée séparément à Munich, échappa au désastre et put réintégrer Naples en 1951 tandis qu’une partie de l’année 1785 semblait définitivement perdue avant que l’auteur, par le plus grand des hasards, ne la retrouve chez un collectionneur américain.
Si ce texte est resté inédit c’est aussi qu’il est tout sauf un chef-d’œuvre littéraire. Cette sœur de Marie-Antoinette tenait une sorte d’agenda au style aride, écrit au jour le jour, dans un français très approximatif, presque dénué de ponctuation et d’accentuation. À première vue, il raconte l’histoire bien banale d’une archiduchesse devenue reine à Naples par son mariage (1768) avec le falot Ferdinand IV, fils de Charles III d’Espagne. En réalité il révèle les talents politiques d’une femme qui ne se contenta pas d’être une princesse aux dix-sept grossesses. Elle fut une souveraine siégeant au Conseil d’État, capable d’arrimer Naples à cette Italie autrichienne gouvernée par l’abondante progéniture de sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse.
La très informée introduction de Mélanie Traversier insiste sur l’importance de ce document pour comprendre l’Italie trop méconnue de la fin du XVIIIe siècle. Les voyages en Italie, la vie de cour, les spectacles, les arts, les soins du corps, l’intérêt pour l’éducation des enfants, les intrigues pour les marier dans les meilleures familles, la curiosité pour les manufactures, les sciences, le goût pour l’urbanisme, l’ennui aussi d’une vie faite d’obligations dessinent le portrait d’une reine qui voulait gouverner son royaume sans rien sacrifier à la grandeur de la maison des Habsbourg.


Référence : Mélanie Traversier, Le Journal d’une reine. Marie-Caroline de Naples dans l’Italie des Lumières, Champ Vallon, Ceyzérieu, 2017.

samedi 11 mars 2017

Les invasions démoniaques


Le 21 décembre 1609, Madeleine Demandolx, jeune ursuline, brise un crucifix après, dit-elle, avoir reçu la visite du diable. Immédiatement, ses supérieurs parlent de possession. Lors de son exorcisme, elle dénonce le curé Gaufridy qui l’aurait ensorcelée par des caresses équivoques. Quoi de plus banal en ce début du XVIIe siècle travaillé autant par les invasions mystiques que diaboliques ? Sauf que tout ce beau monde se retrouve devant le parlement d’Aix - ce qui est plus rare – et n’hésite pas à déballer toute cette sordide histoire, laissant au passage de précieuses archives.

Jean-Raymond Fanlo, professeur de littérature de l’Université d’Aix-Marseille, par une rude critique des sources et en fin psychologue, restitue l’atmosphère saisissante des débuts de la réforme catholique en Provence. Il conclut à la criminalisation de la révolte de cette jeune fille contre une vie religieuse imposée et à l’injustice du sort de Gaufridy jeté sur le bûcher (avril 1610) dans le seul but de terroriser les âmes tièdes.

Référence : Jean-Raymond Fanlo, L’Evangile du démon. La possession diabolique d’Aix-en-Provence (1610-1611)¸ Champ-Vallon, Ceyzérieu, 2017.

Les images du roi

Le dernier ouvrage de Yann Lignereux, professeur à l’université de Nantes, se penche une nouvelle fois sur les représentations du roi. De Charles VIII à Louis XIV, l’auteur souligne les modifications de ces images savamment construites pour justifier des politiques ou désamorcer des crises. Si Charles VIII endosse les signes du croisé, Henri IV les habits de Jupiter, Louis XIII la figure de l’État et Louis XIV se suffit à lui-même, c’est bien à cause de la modification profonde de la souveraineté royale. À partir d’images bien choisies, parfois rares, et toujours finement commentées par une bibliographie exhaustive, l’auteur insiste sur le caractère polymorphe des représentations royales qui s’adaptent à ses différents publics. À ce titre, le terme de « propagande » ne convient sans doute pas à l’imaginaire de la majesté.

Ces réflexions croisent le travail titanesque d’Ariane James-Sarazin, conservatrice en chef du patrimoine, qui réussit non seulement à retracer la vie mais dresse le catalogue raisonné de Hyacinthe Rigaud (1659-1743), peintre de l’une des icônes de la monarchie absolue : le portrait de sacre de Louis XIV. Sans délaisser l’histoire des représentations, cette étude se focalise sur le contexte matériel, social et intellectuel dans lequel cet artiste au service de l’élite travailla. La grande sensibilité artistique de l’auteur montre que la performativité de ces œuvres « monarchiques » résidait d’abord dans le savoir-faire des artistes.

Yann Lignereux, Les rois imaginaires. Une histoire visuelle de la monarchie de Charles VIII à Louis XIV, Rennes, PUR, 2016.

Ariane James-Sarazin, Hyacinthe Rigaud, 1659-1743, Dijon, Faton, 2015.

vendredi 27 janvier 2017

Le roi est mort

Philippe Ariès (1914-1984) fit de la mort un sujet d’histoire tandis que Ralph Giesey (1923-2011) fit de celle des souverains un moment de proclamation de leur double nature, mortelle et immortelle. Joël Cornette et Anne-Marie Helvétius, professeurs d’histoire à l’université Paris VIII, ont rassemblé onze contributions consacrées aux différents types d’interrègnes en fonction des conditions de disparition du souverain. Les rois récemment convertis, assassinés ou mineurs offrent des transitions toujours délicates et agitées. Entre rituel chrétien et discours sur le pouvoir, la mort des souverains offre de véritables « cérémonies de l’information » dont l’apothéose fut celle de Louis XIV. Riche des approches multiples de l’histoire politique, cet ouvrage complète utilement les études sur les funérailles royales.

Référence : Joël Cornette et Anne-Marie Helvétius (dir.), La mort des rois de Sigismond (523) à Louis XIV (1715),  Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 20016.

mardi 27 décembre 2016

Exposition au Louvre : Vermeer et les maîtres de la peinture de genre du 22 février au 22 mai 2017

Depuis 1966, les Français n’ont pas eu l’occasion de contempler d’autres peintures de Vermeer (1632-1675) que les deux tableaux conservés au Louvre, L’Astronome et La Dentellière alors même qu’une véritable « vermeeromania » a fait du petit peintre de Delft, oublié sitôt mort, le producteur d’images universelles, admirées, détournées même par la publicité. Les douze Vermeer, soit un tiers de la production authentifiée de l’artiste, accompagnés de soixante tableaux des plus grands peintres du Siècle d’Or hollandais, présentés au Louvre constituent donc une occasion rare de comprendre notre fascination pour la singularité de cette oeuvre ainsi que la spécificité culturelle des Provinces-Unies, jeune nation calviniste, commerçante et bourgeoise, émancipée tardivement de l’Espagne (1648).
Au milieu du XVIIe siècle, l’enrichissement de l’élite hollandaise, dont les navires parcourent toutes les mers du globe, se donne à voir dans des scènes idéalisées de la vie privée. Souvent à rebours de la peinture d’histoire placée au sommet de la hiérarchie par André Félibien (1667), la peinture hollandaise s’épanouit avec la peinture de genre, menée à son plus haut point de perfection par le talent de peintres qui surent procurer à ces scènes du quotidien une forme d’héroïsme. Mais là où un Gérard Dou, un Gerard ter Borch gardent quelque chose de narratif, Vermeer élève ses compositions jusqu’à une sorte d’éternité silencieuse et recueillie.

Avec sa touche précise, délicate et sa lumière diaphane, il tente de saisir la pureté intérieure de ses personnages donnant à sa peinture un tour moral et philosophique qui était une composante essentielle de la peinture d’histoire. Si Pieter de Hooch, citoyen de Delft résidant à Amsterdam depuis 1660, représente dans La Peseuse d’or (1664) une femme mesurant le poids de pièces d’or et d’argent, la même année, Vermeer, dans une composition sur le même thème, capture quant à lui le moment où la balance trouve son équilibre alors que la scène de Jugement dernier, accrochée sur le mur du fond, crée une association thématique qui invite le spectateur à mener sa vie avec tempérance.

Cette exposition a le bon goût de regrouper les œuvres selon les catégories de la grammaire picturale utilisée par les peintres hollandais (le miroir, la lettre, la servante…) loin des métaphores complexes, tirées de l’Iconologia (1593) de Cesare Ripa et utilisées par la peinture européenne. Cette approche iconologique permet d’apprécier les influences réciproques des peintres hollandais qui dialoguent depuis leurs villes respectives de Leyde, Rotterdam, Amsterdam, Delft ou encore Haarlem. La figure de Vermeer s’écarte quelque peu du mythe construit par son redécouvreur, Théophile Thoré-Bürger (1807-1869) qui, bien dans le goût romantique de l’époque, avait fait du « sphynx de Delft » la figure du génie méconnu et oublié.

Ces peintures de genre racontent la destinée providentielle de ce pays sauvé des eaux, si peu aristocratique, relativement tolérant comme en témoigne le catholicisme de Vermeer. Elles flattent par leur simplicité immédiate notre imaginaire bourgeois parfois hermétique aux complexités culturelles de la peinture savante. L’incompréhension avec la France de Louis XIV ne pouvait être que complète ; la guerre de Hollande (1672-1678) vengea l’arrogance de ces « grenouilles » assises « sur un trône de fromage » comme put l’écrire Claude Saumaise (1650). La famille de Vermeer en sortit ruinée et le peintre, qui n’avait jamais beaucoup vendu, disparut de corps, et, pour longtemps, d’esprit. 

jeudi 22 décembre 2016

Sciences et techniques : la confrontation

L’histoire moderne des sciences et des techniques en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, dans les Provinces-Unies et dans la péninsule italienne proposée à la réflexion des candidats aux concours des professeurs du secondaire permet de confronter ces deux domaines historiographiques trop longtemps séparés. En effet, la science moderne, fondée sur l’observation et l’expérience, ne reposait pas seulement sur des abstractions mais aussi sur des techniques à perfectionner ou à inventer. Trois ouvrages collectifs permettent d’approfondir ces liens étroits.
Celui paru dans la collection « Nouvelle clio » réunit une équipe internationale de chercheurs afin de présenter une histoire globale des hybridations techniques. D’abord, une série d’études géographiques sur les transports, le textile, l’imprimerie… tachent d’en finir avec le schéma simplificateur de la supériorité technique de l’Europe. Ensuite, des articles thématiques montrent que le progrès technique ne fut pas linéaire et que partout dans le monde, à l’échelle locale notamment, il y eut des tendances à l’intensification selon des modalités différentes du modèle usinier anglais.
L’ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes se concentre sur l’Europe et aborde en une soixantaine de courts articles les thèmes incontournables pour comprendre le grand basculement rationnel du XVIe siècle. Les acteurs (savants, ingénieurs, cartographes…), les institutions et les sociabilités montrent que le développement technique est certes lié à une innovation mais surtout à un contexte politique et social. Utilement complété par des focus sur des figures, des moments ou des objets, le livre, un peu émietté dans son plan, ne permet cependant pas toujours de saisir les grandes mutations entre 1500 et 1789.
C’est tout l’intérêt du livre publié par les éditions Atlande dont les jeunes auteurs cherchent à offrir non seulement une riche bibliographie à jour, mais aussi une synthèse des grandes questions qui permettent de mieux comprendre, à l’échelle du monde, la singularité technique et scientifique acquise par l’Europe à la fin du XVIIIe siècle. 





Références : 
Camille Blachère, Benjamin Deruelle, Aurélien Ruellet, Pierre Teissier, Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés, 1500-1789, Neuilly, Atlande, 2016.
Guillaume Carnino, Liliane Hilaire-Pérez, Alksandra Kobiljski, Histoire des techniques. Mondes, sociétés, cultures (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, PUF,  2016.
Liliane Hilaire-Pérez, Fabien Simon et Marie Thébaud-Sorger, L’Europe des sciences et des techniques. Un dialogue des savoirs, XVe-XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2016.